samedi 20 février 2010

les juifs, partie 4

Les juifs en Europe occidentale et orientale
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A) Les Juifs en Europe occidentale après la Renaissance.

La thèse de Sombart

La découverte du nouveau monde et le formidable courant d'échanges qui s'en
était suivi, sonnèrent le glas de l'ancien monde féodal corporatif. L'économie marchande
atteignit un stade plus élevé, brisant les résidus des époques antérieures et
préparant, par le développement des manufactures et de l'industrie rurale, les bases
du capitalisme industriel. La place des anciens centres de l'industrie corporative et du
commerce médiéval tombés en décadence, fut prise par Anvers qui devint pendant un
certain temps le centre commercial du monde.

Partout, quoique à des époques et dans des formes différentes, le déclin de
l'économie productrice de valeurs d'usage avait été accompagné de la décadence de la
fonction économique et sociale des Juifs. Une partie importante des Juifs fut obligée
de quitter les pays de l'Europe occidentale pour chercher refuge dans les contrées où
le capitalisme n'avait pas encore pénétré, principalement en Europe orientale et en
Turquie. D'autres se sont assimilés, se sont fondus dans la population chrétienne.

Cette assimilation ne fut pas toujours chose aisée. Les traditions religieuses ont longtemps
survécu à la situation sociale qui en avait été le fondement. Durant des siècles,
l'inquisition a lutté avec acharnement et barbarie contre les traditions judaïques qui
se maintenaient dans la masse des convertis.

Les Juifs qui pénétrèrent dans la classe marchande acquirent une certaine notoriété
sous le nom de « nouveaux chrétiens », principalement en Amérique et aussi à
Bordeaux et à Anvers. Encore, dans la première moitié du XVII° siècle, toutes les
grandes plantations de sucre étaient aux mains des Juifs au Brésil. Par le décret du 2
mars 1768, tous les registres concernant les nouveaux chrétiens sont détruits ; par la
loi du 24 mars 1773, les « nouveaux chrétiens » sont rendus égaux en droit aux anciens
chrétiens.

En 1730, les Juifs possèdent à Surinam 115 plantations sur 344. Mais contrairement
aux époques antérieures, l'activité des Juifs en Amérique ne portait plus le caractère
économique particulier, ne se distinguait en rien de l'activité des chrétiens. Le
marchand « nouveau chrétien » se différenciait peu du marchand « ancien chrétien ».

Il en était de même du Juif, propriétaire des plantations. Et c'est aussi la raison pour
laquelle les distinctions juridiques, religieuses et politiques ont rapidement disparu.
Au XIX° siècle, les Juifs de l'Amérique du Sud n'étaient plus qu'une poignée258.
L'assimilation des Juifs se poursuivait tout aussi rapidement en France et en Angleterre.
Les riches marchands juifs de Bordeaux, dont on disait « qu'ils tenaient des rues
entières et faisaient un commerce considérable », se considéraient comme complètement
intégrés à la population chrétienne.

« Ceux qui connaissent les Juifs portugais de France, de Hollande, d'Angleterre,
savent que, loin d'avoir, comme le dit M. de Voltaire, une haine invincible pour tous
les peuples qui les touchent, ils se croient au contraire tellement identifiés avec ces
mêmes peuples qu'ils se considèrent comme en faisant partie. Leur origine portugaise
ou espagnole est devenue une pure discipline ecclésiastique259. »

Les Juifs assimilés de l'Occident ne se reconnaissent aucune parenté avec les
Juifs vivant encore dans les conditions de la vie féodale.
« Un Juif de Londres ressemble aussi peu à un Juif de Constantinople que [107]
celui-ci à un mandarin de Chine. Un Juif de Bordeaux et un Juif allemand de Metz paraissent
deux êtres absolument différents. »

« M. de Voltaire ne peut ignorer la délicatesse scrupuleuse des Juifs portugais et
espagnols à ne point se mêler par mariage, alliance ou autrement avec les Juifs des
autres nations260. »

A côté des Juifs espagnols, français, hollandais et anglais dont l'assimilation
complète se poursuit lentement et sûrement, on trouve encore en Europe occidentale,
principalement en Italie et en Allemagne, des Juifs vivant dans des ghettos, jouant
principalement le rôle de petits usuriers et colporteurs. C'est un reste lamentable de
l'ancienne classe marchande juive. Ils sont avilis, persécutés, soumis à des restrictions
innombrables.

C'est en se basant particulièrement sur le rôle économique assez important joué
par la première catégorie des Juifs que Sombart présenta sa thèse fameuse sur « les
Juifs et la vie économique ». C'est dans ces termes qu'il l'a résumée lui-même :
« Les Juifs favorisent l'essor économique des pays et des villes dans lesquels ils
s'installent, mènent à la décadence économique les pays et les villes qu'ils quittent. »
« Ils sont les fondateurs du capitalisme moderne. »

« Pas de capitalisme moderne, pas de culture moderne sans la dispersion des
Juifs dans les pays du Nord. »
« La marche d'Israël est comparable à celle du soleil ; là où il arrive fleurit une
vie nouvelle. Tout ce qui s'épanouissait avant, pourrit dans les lieux qu'il a quittés261. »
C'est ainsi, assez poétiquement du reste, comme on voit, que Sombart présente
sa thèse. Et voici les preuves à l'appui :

1) « Le grand événement mondial dont il faut se souvenir avant tout, c'est l'expulsion
des Juifs de l'Espagne et du Portugal (1492, 1495 et 1497). Il ne faudrait jamais
oublier qu'un jour, avant le départ de Colomb, de Palos, « pour découvrir l'Amérique
» comme on dit (3 août 1492), 300.000 Juifs quittèrent l'Espagne. »

2) Au XV° siècle, les Juifs furent expulsés des villes commerciales les plus importantes
d'Allemagne : Cologne (1424-25), Augsbourg (1439-40), Strasbourg (1438),
Erfurt (1458), Nuremberg (1448), Ulm (1499), Ratisbonne (1519). Au XVI° siècle, le
[108] même sort les frappa dans nombre de villes italiennes ; ils furent chassés en
1492 de Sicile, en 1540-1541 de Naples, en 1550 de Gênes et de Venise. Ici également
la décadence de ces villes coïncide avec le départ des Juifs.

3) Le développement économique de la Hollande à la fin du XVI° siècle se caractérise
par l'essor du capitalisme. Les premiers Marranes portugais s'établissent à Amsterdam
en 1597.

4) Le bref épanouissement d'Anvers comme centre du commerce mondial et
comme bourse mondiale se situe exactement entre l'arrivée et le départ des Marranes.


Ces preuves essentielles de la thèse sombartienne se laissent réfuter assez aisément.
Il est absurde de : Voir dans la simultanéité du départ de Christophe Colomb
« pour découvrir l'Amérique » et l'expulsion des Juifs d'Espagne, une preuve de la décadence
des pays qu'ils ont quittés.
« Non seulement l'Espagne et le Portugal ne tombèrent pas en décadence au
XVI° siècle, sous Charles Quint et Manuel, mais atteignirent au contraire à
l'apogée de leur histoire. Même au début du règne de Philippe II, l'Espagne est
encore la première puissance en Europe et les richesses du Mexique et du Pérou
qui y sont acheminées sont incommensurables262. »

Cette première preuve sombartiste est basée sur une contrevérité criante.
D'ailleurs, les chiffres qu'il fournit sur la répartition des réfugiés juifs venant
d'Espagne, contribuent à démolir sa thèse. D'après lui, sur 165.000 expulsés, 122.000
ou 72 % ont émigré en Turquie et dans les pays musulmans. C'est donc là que l'
« esprit capitaliste » des Juifs aurait dû produire les effets les plus importants.
Faut-il ajouter que, même si l'on peut parler d'un certain essor économique de l'Empire turc
sous Soliman le Magnifique, ce pays est resté, jusqu'aux temps les plus récents, le
moins accessible au capitalisme et que, par conséquent, les rayons du soleil s'y sont
montrés... très froids ? Il est vrai qu'un nombre assez important de Juifs (25.000) s'est
établi en Hollande, à Hambourg, en Angleterre, mais peut-on admettre que la même
cause ait produit des effets diamétralement opposés ?

3) La coïncidence que Sombart aperçoit entre le déclin des villes allemandes
s'explique facilement par un renversement de la relation causale. La ruine de ces villes
n'a pas été provoquée par les mesures prises contre les Juifs ; ces mesures furent au
contraire l'effet du déclin de ces villes. D'autre part, la prospérité d'autres cités ne fut
pas le résultat de l'immigration juive, mais cette dernière se dirige tout naturellement
vers les villes prospères.
« Il est évident que le rapport de cause à effet est contraire à celui de Sombart263.»

L'étude du rôle économique des Juifs en Italie et en Allemagne à la fin du XV° et
du XVI°, siècles confirme pleinement cette façon de voir. Il est clair que les Monts-de-
Piété, les affaires des usuriers juifs étaient supportables aussi longtemps que la situation
économique de ces villes était relativement bonne. Toute aggravation de la situation
rendait le fardeau de l'usure intenable et le courroux de la population se dirigeait
en premier lieu contre les Juifs.

4) L'exemple de la Hollande n'infirme pas, il est vrai, la thèse de Sombart, mais
il ne la confirme pas non plus. Si l'on admettait même que sa prospérité fût favorisée
par l'arrivée des Marranes, rien ne nous y autoriserait encore d'en voir la cause dans
leur arrivée. Et comment expliquer, en se basant sur ce critère, la décadence de la
Hollande au XVIII° siècle ?
Il semble d'ailleurs qu'on s'exagère le rôle économique des
Juifs en Hollande. A propos de la Compagnie hollandaise des Indes orientales dont
l'importance pour la prospérité de la Hollande fut décisive, Sayous dit :
« Les Juifs n'ont, en tout cas, aucun rôle dans la formation de la première société
anonyme par actions vraiment moderne : la Compagnie hollandaise des Indes orientales
; ils n'ont souscrit qu'à peine 1 % de son capital social et ils n'y ont pas joué un
rôle important dans son activité durant les années suivantes. »
Faut-il continuer ? Faut-il montrer le développement économique important de
l'Angleterre précisément à l'époque postérieure à l'expulsion des Juifs ?

« Si la relation causale établie par Sombart était vraie, comment expliquer qu'en
Russie et en Pologne, où le peuple méridional du « désert » était le plus [110] nombreux,
son influence sur les peuples nordiques n'ait nullement produit d'épanouissement
économique ? »264.

La théorie de Sombart est donc complètement fausse265. Sombart prétend traiter
du rôle économique des Juifs, mais il le fait d'une façon complètement fantaisiste, en
arrangeant l'histoire à sa façon. Sombart présente une thèse sur les Juifs et la vie économique
en général, mais il ne s'occupe que d'une période très restreinte de leur histoire.

Sombart bâtit une théorie sur les Juifs en général et la vie économique, mais il
ne s'occupe que d'une minorité de Juifs occidentaux, de Juifs en voie de complète assimilation.
En réalité, même si le rôle des Juifs occidentaux eût été tel que Sombart le présente,
encore eût-il fallu en faire abstraction pour la compréhension de la question
juive à l'époque actuelle. Sans l'afflux des Juifs orientaux en Europe occidentale au
XIX° siècle, les Juifs occidentaux se seraient depuis longtemps complètement fondus
dans le milieu ambiant266.

Encore une remarque au sujet de la théorie de Sombart : si les Juifs constituaient
un tel bienfait économique, si leur départ provoquait l'effondrement économique
des villes et les contrées qu'ils quittaient, comment expliquer leur persécution
continuelle dans le bas Moyen Age ? Expliquer ces persécutions par la religion ? Mais
alors, pourquoi la position des Juifs avait-elle été si solide en Europe occidentale dans
le haut Moyen Age et en Europe orientale jusqu'au XIX° siècle ? Comment expliquer la
prospérité des Juifs durant de longs siècles dans les pays les plus arriérés de l'Europe,
en Pologne, en Lituanie ? La puissante protection qui leur était accordée par les rois ?

Expliquer la différence de la situation des Juifs par la différence d'intensité du fanatisme
religieux ? Mais comment admettre que [111] ce fanatisme religieux soit précisément
le plus intense dans les pays les plus développés ? Comment expliquer que ce
soit précisément au XIX° siècle que l'antisémitisme se développe le plus fortement en
Pologne ?

Il s'agit donc de chercher les causes de la différence existant dans l'intensité du
fanatisme religieux. Et on est ainsi ramené à devoir étudier les phénomènes économiques.
La religion explique les persécutions antijuives comme la vertu dormitive explique
le sommeil. Si les Juifs avaient vraiment joué le rôle que Sombart leur attribue, on
aurait du mal à comprendre pourquoi le développement du capitalisme leur fut tellement
funeste267.

Il est donc inexact de voir dans les Juifs les fondateurs du capitalisme moderne.
Les Juifs ont certainement contribué au développement de l'économie échangiste en
Europe, mais leur rôle économique spécifique cesse précisément là où commence le
capitalisme moderne.


B) Les Juifs en Europe orientale jusqu'au XIX° siècle
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A l'aube du développement du capitalisme industriel, le judaïsme occidental
était en voie de disparition. La révolution française, en détruisant les dernières entraves
juridiques qui s'opposaient à l'assimilation des Juifs, n'a fait que sanctionner un
état de choses déjà existant.

Mais ce n'est certes pas l'effet du hasard qu'en même temps que la question
juive s'éteignait à l'Occident, elle rebondissait avec une violence redoublée en Europe
orientale. A l'époque où l'on massacrait et brûlait les Juifs en Europe occidentale, un
grand nombre de Juifs avaient cherché refuge dans les pays où le capitalisme n'avait
pas encore pénétré. Au début du XIX° siècle, l'immense majorité des Juifs habitaient
l'Est de l'Europe, principalement l'ancien territoire de la République monarchique de
[112] Pologne. Dans ce paradis de la schliskhta nonchalante, la classe commerciale
juive avait trouvé un large champ d'activité. Durant de longs siècles, le Juif y fut marchand,
usurier, cabaretier, intendant du noble, intermédiaire en toutes choses.

Les petites villes juives, noyées dans une mer de villages paysans, attenant souvent
elles mêmes aux châteaux des féodaux polonais, représentaient l'économie échangiste au
sein d'une société purement féodale. Les Juifs se trouvaient, comme le dit Marx, dans
les pores de la société polonaise. Cette situation dura aussi longtemps que demeura
immuable l'organisation sociale et politique de la Pologne. Au XVIII° siècle, suite au
désarroi politique et à la décadence économique, le féodalisme polonais se trouva
frappé à mort. En même temps que lui fut ébranlée profondément la position séculaire
des Juifs en Europe orientale. Le problème juif, près de disparaître à l'Occident,
rebondit avec violence à l'Est de l'Europe. La flamme, près de se consumer ici, reçoit
un regain de vitalité par le nouveau foyer d'incendie qui s'est déclaré là-bas. La destruction
de la position économique des Juifs en Europe orientale aura pour effet une
émigration massive des Juifs dans le monde. Et partout, quoique dans des formes et
sous un aspect différent, le flot d'immigrants juifs venant de l'Europe orientale ranima
la question juive. C'est par ce côté que l'histoire des Juifs en Europe orientale a certainement
été le facteur décisif de la question juive à notre époque.

Les rapports commerciaux des Juifs de l'Europe orientale, de la Bohême, de la
Pologne et de la Petite Russie, datent de l'époque carolingienne. Le circuit commercial
que les Juifs avaient établi dans le haut Moyen Age entre l'Asie et l'Europe se prolongeait
de cette façon à travers les champs de Pologne et les steppes de l'Ukraine.

Comme leurs coreligionnaires, les Radhanites, les Juifs orientaux échangeaient les
produits précieux de l'Asie, les épices et les soieries, contre les produits bruts de l'Europe.
Ils constituaient le seul élément commercial dans une société purement agricole.
A l'époque carolingienne, le régime économique de l'Europe entière étant sensiblement
le même, le rôle du judaïsme oriental était semblable à celui du judaïsme occidental.
C'est seulement plus tard que leur histoire s'engagera dans des chemins complètement
différents.

Les relations de voyage d'Ibrahim ibn Ya'kob (965) témoignent du développement
considérable du commerce juif à Prague [113] au X° siècle. Les Juifs y arrivaient
de l'Extrême-Orient et de Byzance, important différentes espèces de marchandises
précieuses, des monnaies byzantines, et y achetaient du blé, de l'étain et des fourrures268.
Dans un document de 1090, on dépeint les Juifs de Prague comme des commerçants
et des changeurs de monnaies possédant de grandes sommes d'argent et de l'or ;
on les présente comme les plus riches marchands de tous les peuples. Des Juifs marchands
d'esclaves et d'autres encore venant de l'Extrême-Orient et traversant en caravane
la frontière, sont aussi mentionnés dans des documents de 1124 et 1222. Le taux
d'intérêt chez les banquiers juifs de Prague, dont les affaires étaient fort étendues,
oscillait entre 108 et 180 % 269. Le chroniqueur Gallus dit qu'en 1085, Judith, la femme
du prince Ladislas Herman, de Pologne, s'efforçait de racheter des esclaves chrétiens
chez les marchands juifs. Des fouilles entreprises au siècle passé ont permis de mettre
en lumière toute l'importance économique des Juifs à cette époque en Pologne. On a
découvert des monnaies polonaises avec caractères hébraïques datant des XII° et XIII°
siècles. Ce fait prouve à lui seul que le commerce polonais était aux mains des Juifs.

Les invasions tartares au XIII° siècle ne sont certainement pas sans avoir laissé d'influence
sur les Juifs polonais et russes, mais déjà en 1327, dans un privilège du roi
polonais Vladislas Lokietek, il est question de marchands juifs de Hongrie venant à
Cracovie. Loin de diminuer, le commerce des Juifs ne fait que prendre de l'extension
en Pologne, au cours des siècles ultérieurs.

Comme en Europe occidentale, le développement du commerce allait de pair
avec l'épanouissement de l'usure. Ici aussi, la noblesse, principale cliente des usuriers
juifs, s'efforçait d'obtenir la limitation de l'usure juive, contrairement aux rois qui la
favorisaient,
« car les Juifs, en tant qu'esclaves du trésor, doivent toujours avoir de l'argent
prêt pour notre service ».
Au Sejm de 1347, la noblesse, voulant limiter le taux d'intérêt qui atteignait
108 %, s'est heurtée à la résistance résolue de la royauté.

En 1456, le roi Casimir Jagellon proclame qu'en protégeant les Juifs, il s'inspire
du principe de tolérance qui lui est imposé [114] par les lois divines. En 1504, le roi
Polonais Alexandre déclare qu'il agit à l'égard des Juifs comme il convient
« aux rois et aux puissants qui se distinguent par la tolérance non seulement à
l'égard d'adeptes de la religion chrétienne, mais aussi à l'égard d'adhérents d'autres
religions ».

Sous de tels auspices, les affaires des Juifs ne pouvaient que prospérer. Aux XIII°,
XIV°, et XV° siècles, les usuriers juifs parviennent à s'emparer d'une partie des terres
appartenant aux nobles. En 1389, le Juif Sabetai devient propriétaire d'une partie du
domaine Cawilowo. En 1390, le Juif de Cracovie, Iosman, reçoit comme gage les biens
du prince Diewiez de Pszeslawic. En 1393, le Juif de Posen, Moschko, s'empare du domaine
Ponicz. En 1397, les terrains du domaine Abiejesz sont engagés chez le Juif de
Posen, Abraham. Ces terres des nobles sont allouées aux Juifs en pleine propriété. Ainsi,
dans le dernier exemple cité, le noble ayant attaqué les possessions transmises à
Abraham, le tribunal confirme le droit de possession du Juif et punit l'agresseur d'une
forte amende. En 1404, le jugement d'un tribunal énonce que trois villages engagés
chez le Juif Schmerlin, de Cracovie, sont transmis en pleine propriété et pour toujours
(cum omnibus juribus utilitatibus dominio, etc., in perpetuum).

Les « banquiers » les plus importants habitaient Cracovie, résidence des rois.
Leurs principaux débiteurs étaient en effet les rois, les princes, les voïvodes, les archevêques.
Ainsi Casimir le Grand a emprunté aux banquiers juifs la somme énorme de
15.000 marks. Le roi Louis de Hongrie devait à l'usurier Levko, de Cracovie, une fois
30.000 Gulden et une autre fois 3.000 Gulden. Le roi Ladislas Jagellon et la reine
Hedwige lui devaient également des sommes importantes.

Levko n'était pas seulement un grand banquier, c'était aussi un gros fermier du
royaume. Il a affermé l'hôtel des Monnaies et la frappe, les salines de Wieliczka et de
Bochinia. Il possédait à Cracovie des maisons ainsi qu'une brasserie. Tout comme les
grands patriciens, il était honoré du titre de « vir discretus ».

L'usure des grands banquiers juifs, tels que Miesko, Jordan de Posen, Aron, qui
parvenaient à amasser des biens immenses, qui s'emparaient des villages et des terres,
soulevait une tempête de protestations dans la noblesse. Le statut de Warta (1423) a
fortement limité l'usure juive. Ainsi, en 1432, le Juif Alexandre, [115] chez qui furent
engagés en 1427 les villages Dombrowka et Sokolov avec une partie de leur inventaire
vivant, est obligé, par décision du tribunal, de rendre ces biens à son débiteur, le statut
de Warta ayant interdit le prêt sur gages immobiliers.

Les Juifs et les rois ne se résignèrent pas facilement à cette situation. Une lutte
acharnée leur permit d'abolir le statut de Warta. Les banquiers peuvent continuer à
étendre leur sphère d'opérations. Ainsi, en 1444, le roi engage chez le banquier Schina
son palais de Lemberg. Cet usurier avait également parmi ses clients le prince
Szwidrigiella, le voïvode Chriczka qui avait engagé chez lui le village Winiki, etc.

Mais la noblesse non plus ne se tint pas pour battue. Elle revint continuellement
à la charge et réussit à obliger le roi à promulguer le statut de Nieszawa en 1454, qui
aggrave encore les dispositions du staut de Warta. Cependant, et ce fait suffit à montrer
la différence fondamentale qui existait dans ce domaine entre la Pologne et l'Europe
occidentale, les dispositions les plus draconiennes ne furent pas en mesure de
mettre fin à l'usure juive. A partir de 1455, on assiste même à une renaissance du
commerce bancaire due surtout à l'immigration des Juifs de Moravie et de Silésie, ainsi
que d'autres pays. A partir de 1460, les actes de Cracovie témoignent d'une reprise
si étendue des transactions usuraires que ce temps rappelle l'époque de Levko et de
Schmerlin.

Le banquier le plus riche était un certain Fischel qui a épousé la banquière
Raschka, de Prague, et qui fournissait des fonds au roi polonais Casimir Jagellon, ainsi
qu'à ses fils, les futurs rois Albrecht et Alexandre. Tandis que la noblesse de l'Europe
occidentale, grâce à la pénétration de l'économie échangiste et à l'abondance monétaire,
est parvenue à se débarrasser partout de l'usure juive, la persistance de l'économie
féodale en Europe la rendait impuissante sur ce terrain. La banque juive a survécu
à toutes les interdictions.

L'état arriéré du pays a aussi entravé l'évolution que nous avions observée dans
les pays de l'Europe orientale : l'éviction des Juifs du commerce et leur confinement
dans l'usure. La classe bourgeoise et les villes ne commençaient qu'à se développer. La
lutte de la bourgeoisie contre les Juifs demeurait à l'état embryonnaire et n'aboutit
pas à des résultats décisifs. Aux commerçants se joignent les artisans souffrant de
l'usure juive. Ici aussi, plus tôt une province se développait, plus tôt [116] y naissaient
les conflits avec les Juifs. En 1403, à Cracovie, et en 1445, à Boehnie, les artisans provoquent
des massacres de Juifs. Mais ces luttes n'étaient qu'épisodiques et n'aboutirent
nulle part à l'élimination de l'élément juif. Au contraire, aux XVI° et XVII° siècles,
leur situation ne fait que se renforcer et le commerce juif continue à fleurir.

Dans la deuxième moitié du XIV° siècle, il est question d'un « consortium » de
trois Juifs de Lemberg, Schlomo, Czewja et Jacob, formé en vue de fournitures de marchandises
italiennes au conseil urbain de Lemberg. Au début du XV° siècle, les Juifs
sont les fournisseurs de la cour royale. En 1456, le starosta de Kaminiec Podolsky
confisque des marchandises orientales d'une valeur de 600 marks chez les marchands
juifs se rendant en Pologne des centres commerciaux de la mer Noire. Les Juifs byzantins
et italiens de Capha effectuaient de nombreux voyages en Pologne.

Le Juif Caleph Judaeus, de Capha, faisait passer par l'octroi de Lemberg de grandes quantités de
marchandises orientales. Même après la destruction des colonies italiennes de la mer
Noire (1475), les Juifs ont continué à entretenir des relations avec l'Orient. A partir de
1467, le Juif David, de Constantinople, approvisionne régulièrement Lemberg en marchandises
orientales. On mentionne même une renaissance du commerce d'esclaves
dans la Petite Russie en 1440-1450. En 1449, les livres de justice russes relatent un
fait intéressant : une esclave appartenant au Juif Mordecai, de Galitch, s'étant enfuie,
son propriétaire réclamait son retour par voie judiciaire.

Les marchands juifs de Capha et de Constantinople fréquentaient seulement les
grandes foires de Lemberg et de Lublin. C'est là aussi que venaient les Juifs dispersés
dans les villes et bourgades russes et polonaises pour acheter les marchandises orientales
et les écouler dans les contrées dont ils étaient originaires. Sur les routes conduisant
de Lemberg et de Lublin en Petite et Grande Pologne jusqu'à la frontière silésienne,
cheminaient les marchands juifs.

Les Juifs franchissaient aussi cette frontière et menaient un commerce très vif
avec la Bohême et l'Allemagne. Des lettres de 1588 nous apprennent qu'on transporte
du cuir et de la fourrure de Cracovie à Prague et qu'on prête de l'argent à intérêt et
contre des gages.

La foire de Lublin servait de lieu de rencontre commercial [117] entre les marchands
juifs de Pologne et de Lituanie. Les marchands juifs exportent de la Lituanie
des peaux, des fourrures, du bois, du miel et achètent sur la foire de Lublin des épices
arrivées de Turquie et des produits manufacturés provenant de l'Europe occidentale.
Les livres de la ville de Dantzig mentionnent des marchands juifs de Lituanie qui exportaient,
entre 1423-1436, du bois, de la cire, des fourrures, des peaux, etc.

La position du judaïsme lituanien était encore plus favorable que celle des Juifs
polonais. Jusqu'à l'Union de Lublin (Union de la Pologne et de la Lituanie), les Juifs y
jouissaient des mêmes droits que toute la population libre. En leurs mains reposaient
le grand commerce, la banque, les douanes, etc. La ferme des impôts et des douanes
leur procurait de grandes richesses. Leurs habits scintillaient d'or et ils portaient des
épées comme les gentilshommes.

Les actes de la chancellerie lituanienne indiquent que dans la période de 1463-
1494, les Juifs avaient affermé presque tous les bureaux de douane du duché lituanien.
Bielek, Briansk, Brchiczin, Orodno, Kiev, Minsk, Novgorod, Jitomir. Des documents
des années 1488-89 mentionnent quelques Juifs de Trock et de Kiev exploitant
des salines grand-ducales. A la même époque, on commence à rencontrer des Juifs
dans le rôle d'aubergistes, profession qui, dans le village polonais et petit-russien, va
de pair avec le commerce de l'usure.

Le renforcement de l'anarchie nobiliaire en Pologne n'a pas été sans avoir laissé
d'effets sur la situation des Juifs. Au XVI° siècle, leur position demeure très ferme,
mais ils passent de plus en plus du contrôle royal sous celui des grands et des petits
féodaux. L'amoindrissement de la puissance royale rend de plus en plus la protection
royale inefficace et les Juifs cherchent eux-mêmes des protecteurs moins brillants,
mais plus sûrs. Le roi Sigismond se plaignait au Seym (diète) de 1539 : La schliskhta
(noblesse) de notre royaume veut accaparer tous les profits des Juifs habitant les
bourgades, les villages et les domaines. Elle exige le droit de les juger. A cela, nous
répondons :
« Si les Juifs résignent eux-mêmes les privilèges à une juridiction autonome que
leur avait octroyée les rois, nos aïeux, et qui ont aussi été confirmés par nous, ils
abandonnent en fait notre protection et n'ayant plus de profit d'eux, nous n'avons
aucune raison de leur imposer par la force nos bontés. »

Il est évident que si les Juifs résignaient « ces bontés », c'est parce que la royauté
n'avait plus beaucoup de pouvoir réel dans ce pays dominé par les nobles.
Au XVI° siècle, la situation des Juifs s'est affermie. Ils ont reçu à nouveau tous les
droits qu'on avait tenté de leur ravir durant le siècle précédent. Leur position économique
s'améliore.

La puissance grandissante de la noblesse (la Pologne devient un royaume électif
en 1569) les prive de la protection des rois, mais les seigneurs féodaux font tout pour
stimuler leur activité économique. Les commerçants, les prêteurs à intérêt, les intendants
dirigeant les domaines des nobles, leurs auberges, leurs brasseries, sont extrêmement
utiles aux féodaux passant leur temps à l'étranger dans le luxe et l'oisiveté.

« Les petites villes et les domaines appartenant à la schliskhta eurent tous leurs
entrepôts et auberges juifs. Dans la mesure où il savait trouver grâce aux yeux du seigneur,
le Juif s'y mouvait tout à fait librement270. »

La situation économique des Juifs était généralement très bonne, mais leur position
subordonnée à l'égard de la noblesse sapa les bases de l'autonomie juive très développée
qui avait existé en Pologne.

« Les conditions générales politiques et économiques de la Pologne ont amené les
Juifs à y vivre comme un Etat dans l'Etat, avec leurs institutions religieuses, administratives
et juridiques particulières. Les Juifs y constituaient une classe particulière
jouissant d'une autonomie intérieure particulière271... »

Un décret de Sigismond Auguste (août 1551) établit les bases suivantes d'autonomie
pour les Juifs de grande Pologne : les Juifs ont le droit de choisir, après un accord
général entre eux, des rabbins et juges qui doivent les administrer. Le pouvoir
coercitif de l'Etat peut être mis à leur disposition.

Chaque ville ou bourgade juive avait un conseil de la communauté. Dans les
grandes agglomérations, le conseil de la communauté comprenait 40 membres, dans
les petites 10. Les membres de ce conseil étaient élus par un système de vote double.
L'activité de ce conseil était très étendue. Il devait lever les [118] impôts, administrer
les écoles, institutions, régler les questions économiques, s'occuper de la justice.
Le pouvoir de chaque conseil appelé Kahal s'étendait aux Juifs des villages environnants.
Les conseils des grandes villes avaient une autorité sur les petites communautés.
De cette façon se sont créés des faisceaux de communauté, les galiloth.

Nous avons déjà parlé du Vaad Arba Aratzoth qui était l'Assemblée générale des
conseils des Juifs de Pologne (de quatre pays, la Pologne, la Petite Russie, la Podolie et
la Volhynie) qui se réunissait à intervalles réguliers et constituait un véritable Parlement.
Au XVII° siècle, les bases de l'autonomie juive commencèrent à chanceler. Ce fut
en rapport avec l'aggravation de la situation du judaïsme polonais qui commençait à
ressentir les effets désagréables du chaos que traversait la société féodale polonaise.

La modification partielle de la situation des Juifs, par suite de la diminution de l'autorité
royale, avait eu comme résultat de mettre les Juifs plus en contact, alors qu'auparavant,
avec la grande masse de la population servile. Le Juif, devenu intendant du
noble ou cabaretier, était haï à l'égal ou plus même que les seigneurs par les paysans,
parce que c'était lui qui était devenu l'instrument principal de leur exploitation. Cette
situation amena bientôt de formidables explosions sociales, surtout en Ukraine où
l'autorité de la noblesse polonaise était moins ferme qu'en Pologne. L'existence de
steppes immenses permit la formation de colonies militaires cosaques où les paysans
fugitifs purent préparer l'heure de la vengeance.

« L'intendant juif s'efforçait de tirer le plus possible des domaines et d'exploiter
le plus possible le paysan. Le paysan petit-russien portait une haine profonde au propriétaire
foncier polonais et cela, à double titre de seigneur et de liach (polonais).

Mais il haïssait encore plus peut-être l'intendant juif avec qui il avait l'occasion de se
trouver continuellement en contact et en qui il voyait en même temps un détestable
commis du seigneur et un «non chrétien » qui lui était étranger par sa religion et son
genre de vie272. »

La formidable révolte cosaque de Chmielnicki de 1648 a pour effet d'anéantir
700 communautés juives. Cette révolte montre en [120] même temps l'extrême fragilité
du royaume anarchique de la Pologne et prépare son démembrement. A partir de
1648, la Pologne ne cesse d'être en proie aux invasions et aux troubles intérieurs.

Avec l'existence de l'ancien état de choses féodal en Pologne finit aussi la situation
privilégiée du judaïsme. Les massacres le déciment ; l'anarchie qui règne dans le
pays rend impossible toute activité économique normale.

L'aggravation de la situation des Juifs fait chanceler les anciennes bases idéologiques
du judaïsme. La misère et les persécutions créent un terrain propice pour le
développement du mysticisme. L'étude de la cabale commence à remplacer celle du
Talmud. Des mouvements messianiques comme celui de Sabetai Zevi prennent une
certaine extension.

Il est aussi intéressant de rappeler la conversion au christianisme de Frank et de
ses adhérents.

« Les frankistes demandaient qu'on leur donnât un territoire spécial parce qu'ils
ne voulaient pas exploiter les paysans et vivre de l'usure et de l'exploitation des cabarets.
Ils veulent plutôt travailler la terre273. »

Ces mouvements ne prirent pas une grande extension parce que la situation du
judaïsme n'était pas encore compromise définitivement. C'est seulement à la fin du
XVIII° siècle que la société féodale polonaise commença à s'effondrer réellement sous
les coups conjugués de l'anarchie intérieure, de la décadence économique et de l'intervention
étrangère. C'est alors que commencèrent à se poser pour le judaïsme les
problèmes de l'émigration et du passage à d'autres professions (« productivisation »).










258 « Il y avait au XIX° siècle, dans les Républiques de l'Amérique espagnole, des centaines de Juifs, commerçants,
propriétaires fonciers et aussi soldats, mais qui ne savaient plus rien de la religion de leurs pères. »
M. Philippson, Neveste Geschichte des judischen Volkes, 1907-1911, p. 226.
259 Lettre de quelques Juifs portugais à M. de Voltaire. En Angleterre, « certains de ces Juifs espagnols se
convertirent au christianisme... Des familles qui sont devenues célèbres par la suite dans le monde entier :
les Disraëli, les Ricardo, les Aguilar ont ainsi abandonné le judaïsme. D'autres familles séphardites furent
lentement assimilées par la société anglaise ». Graetz, Histoire juive, tome VI, p. 344.
260 Lettre de quelques Juifs portugais à M. de Voltaire.
261 Werner Sombart, Les Juifs et la vie économique, trad. fr., Paris, 1923.
262 L. Brentano, Die Anfänge des Kapitalismus, p. 163.
263 L. Brentano, Die Anfänge des Kapitalismus.
264 L. Brentano, op. cit., p. 163.
265 « Le livre de M. Sombart sur les Juifs comporte une interminable série d'erreurs graves ; on dirait le développement
rigoureux d'un paradoxe par un homme ayant le génie des exposés très larges... Comme tout
paradoxe, il ne contient pas que des idées fausses ; sa partie relative à l'époque actuelle mérite d'être lue,
bien qu'elle déforme assez souvent les caracteristiques du peuple sémite. Sa partie historique, en tout cas,
est presque ridicule... Le capitalisme moderne est né et s'est développé d'abord au moment où les Juifs,
repoussés partout ou presque, n'étaient pas en état de devenir précurseurs. » (E. Sayous « Les Juifs », in
Revue économique internationale, Bruxelles, 24e année, vol. 1, n° 3, mars 1932, p. 533).
266 Voir plus loin Chapitre IV, II.
267 Dans l'histoire, « la position des Juifs au Moyen Age est comparable sociologiquement à celle d'une caste
hindoue, dans un monde sans castes. ... On ne trouve aucun Juif parmi les créateurs de l'organisation économique
moderne, les grands entrepreneurs. Le fabricant juif, par contre, est un phénomène moderne ».
Max Weber, Wirtschaftsgeschichte, pp. 305-307.
268 Schipper, op. cit., II, p. 78.
269 Ibid..
270 Graetz, Histoire des Juifs.
271 Idem.
272 Graetz, op. cit..

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