vendredi 2 juillet 2010

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CHAPITRE V

LE TEMPS INTÉRIEUR

I

LA DURÉE. - SA MESURE PAR LE TEMPS SOLAIRE. – L’EXTENSION DES CHOSES DANS L’ESPACE ET DANS LE TEMPS. - TEMPS MATHÉMATIQUE. - CONCEPT OPÉRATIONNEL DU TEMPS PHYSIQUE.


La durée de l’être humain, de même que sa taille, varie suivant l’unité qui sert à sa mesure. Elle est très grande si nous nous comparons aux souris ou aux papillons. Très petite, par rapport à la vie d'un chêne. Insignifiante, quand elle est placée dans le cadre de l’histoire de la terre. Nous la mesurons par le mouvement des aiguilles d’une horloge à la surface de son cadran. Nous l’assimilons au parcours par ces aiguilles d’intervalles égaux, les secondes, les minutes, les heures. Le temps des horloges se règle d’après certains événements rythmiques, tels que la rotation de la terre sur son axe, et autour du soleil. Notre durée est donc évaluée en unités de temps solaire. Et elle comprend environ vingt-cinq mille journées. Pour l’horloge qui la mesure, la journée d’un enfant est égale à celle de ses parents. En réalité, elle représente une très petite partie de sa vie future, et une beaucoup plus importante fraction de celle de ses parents. Mais elle est aussi un fragment insignifiant de l’existence passée du vieillard, et une longue période de celle du nourrisson. La valeur du temps physique change donc, dans l’esprit de chacun de nous, suivant que nous considérons le passé ou le futur.

Nous sommes obligés de référer notre durée aux horloges, parce que nous sommes plongés dans le continuum physique. Et l’horloge mesure une des dimensions de ce continuum. A la surface de notre planète, les dimensions des choses se distinguent par des caractères particuliers. La verticale est identifiée par la pesanteur. Les dimensions horizontales se confondent pour nous. Mais nous pourrions les différencier l’une de l'autre si notre système nerveux possédait une sensibilité semblable à celle de l’aiguille aimantée. Quant à la quatrième dimension, elle nous apparaît avec un aspect spécial. Elle est mobile et très longue, tandis que les trois autres nous semblent immobiles et courtes. Nous nous mouvons facilement par nos propres moyens dans les deux dimensions horizontales.

Pour nous déplacer dans le sens vertical, nous avons à lutter contre la pesanteur. Nous devons alors nous servir d’un ballon ou d’un avion. Enfin, le long du temps il nous est complètement impossible de voyager. Wells ne nous a pas livré les secrets de construction de la machine qui permit à un de ses personnages de sortir de sa chambre par la quatrième dimension, et de s’enfuir dans le futur. Pour l’homme réel, le temps est très différent des autres dimensions du continuum. Il ne le serait pas pour un homme abstrait, habitant les espaces intersidéraux. Mais, quoique distinct de l’espace, il est inséparable de lui, à la surface de la terre comme dans le reste de l’Univers, pour le biologiste aussi bien que pour le physicien.

Dans la nature, en effet, le temps est toujours observé comme uni à l’espace. Il est un aspect nécessaire des êtres matériels. Aucune chose concrète ne possède que trois dimensions spatiales. Un rocher, un arbre, un homme ne peuvent pas être instantanés. Certes, nous sommes capables de construire dans notre esprit des êtres à trois dimensions. Mais tous les objets naturels en ont quatre. Et l’homme s’étend à la fois dans le temps et dans l’espace. A un observateur qui vivrait beaucoup plus lentement que nous il apparaîtrait comme une chose étroite et allongée, analogue à la traînée lumineuse d’une étoile filante. Cependant il possède un autre aspect, qu’il est difficile de définir. Car il n’est pas entièrement compris dans le continuum physique. La pensée s’échappe du temps et de l’espace.

Les fonctions morales, esthétiques et religieuses ne s’y trouvent pas non plus. En outre, nous savons que les clairvoyants perçoivent à longue distance des choses cachées. Certains d’entre eux voient des événements qui se sont déjà passés ou qui se passeront dans le futur. Il est à remarquer qu’ils sentent le futur de la même façon que le passé. Ils sont parfois incapables de les distinguer l’un de l’autre. Ils prédisent, par exemple, à deux époques différentes, un même événement, sans se douter que la première vision se rapporte au futur, et la seconde au passé. On dirait qu’un certain mode d’activité permet à la conscience de voyager dans l’espace et dans le temps.

La nature du temps varie suivant les objets considérés par notre esprit. Le temps que nous observons dans la nature n’a pas d’existence propre. Il est seulement une façon d’être des choses. Quant au temps mathématique, nous le créons de toutes pièces. C’est une abstraction indispensable à la construction de la science. Il est commode de l’assimiler à une ligne droite dont chaque point successif représente un instant. Depuis l’époque de Galilée, cette notion s’est substituée à celle qui est fournie par l’observation directe de la nature. Les philosophes du moyen âge considéraient le temps comme l’agent qui concrétise les abstractions.

Cette conception ressemblait plus à celle de Minkowski qu’à celle de Galilée. Pour eux, comme pour Minkowski, Einstein, et les physiciens modernes, le temps est, dans la nature, complètement inséparable de l’espace. En réduisant les objets à leurs qualités primaires, c’est-à-dire à ce qui se mesure, et est susceptible de traitement mathématique, Galilée les priva de leurs qualités secondaires et de leur durée. Cette simplification arbitraire a rendu possible l’essor de la physique. Mais en même temps elle nous a conduits à une conception trop schématique du monde, et en particulier du monde biologique. Nous devons réintégrer dans le domaine du réel la durée, aussi bien que les qualités secondaires des êtres inanimés et vivants.

Le concept du temps est équivalent à la façon dont nous le mesurons dans les objets de notre monde. Il apparaît alors comme la superposition des aspects différents d’une identité, une sorte de mouvement intrinsèque des choses. La terre tourne autour de son axe, et présente une surface tantôt éclairée, tantôt obscure, sans cependant se modifier. Les montagnes, sous l’influence de la neige, des pluies et de l'érosion, s’affaissent peu à peu, tout en restant elles-mêmes. Un arbre grandit sans changer son identité. L’individu humain garde sa personnalité dans le flux des processus organiques et mentaux qui constituent sa vie. Chaque être possède un mouvement intérieur, une succession d'états, un rythme, qui lui est propre.

Ce mouvement est le temps intrinsèque. Il est mesurable par référence au mouvement d’un autre être. C’est ainsi que nous mesurons notre durée par le temps solaire. Comme nous sommes fixés à la surface de la terre, il nous est commode de rapporter à elle les dimensions spatiales et la durée de tout ce qui s’y trouve. Nous apprécions notre stature à l’aide du mètre, qui est approximativement la quarante millionième partie du méridien terrestre. De même, nous évaluons notre dimension temporelle par le mouvement de la terre. Il est naturel pour les êtres humains de mesurer leur durée et de régler leur vie d’après les intervalles qui séparent le lever et le coucher du soleil. Mais la lune pourrait jouer le même rôle. En fait, pour les pêcheurs qui habitent les rivages où les marées sont très hautes, le temps lunaire est plus important que le temps solaire. Les modes de l’existence, les moments du sommeil et des repas sont déterminés par le rythme des marées.

Le temps humain se place alors dans le cadre des variations quotidiennes du niveau de la mer. En somme, le temps est un caractère spécifique des choses. Il varie suivant la constitution de chacune d’elles. Les êtres humains ont pris l’habitude de référer leur temps intérieur, et celui de tous les autres êtres, au temps marqué par les horloges. Mais notre temps est aussi distinct et indépendant de ce temps intrinsèque que notre corps est, au point de vue spatial, distinct et indépendant de la terre et du soleil.



II

DÉFINITION DU TEMPS INTÉRIEUR. - TEMPS PHYSIOLOGIQUE ET TEMPS PSYCHOLOGIQUE. - LA MESURE DU TEMPS PHYSIOLOGIQUE.


Le temps intérieur est l’expression des changements du corps et de ses activités pendant le cours de la vie. Il est équivalent à la succession ininterrompue des états structuraux, humoraux, physiologiques et mentaux qui constituent notre personnalité. Il est une dimension de nous-mêmes. Des sections faites par notre esprit suivant cet axe temporel se montrent aussi hétérogènes que celles pratiquées par les anatomistes suivant les axes spatiaux. Comme le dit Wells, dans la Machine à mesurer le Temps, les portraits d’un homme à huit ans, à quinze ans, à dix-sept ans, à vingt-trois ans, et ainsi de suite, sont des sections, ou plutôt des représentations à trois dimensions, d’un être à quatre dimensions qui est une chose fixe et inaltérable. Les différences entre ces sections expriment les changements qui se produisent incessamment dans la constitution de l’individu. Ces changements sont organiques et mentaux. Nous sommes donc obligés de diviser le temps intérieur en physiologique et psychologique.

Le temps physiologique est une dimension fixe, faite de la série de toutes les modifications organiques de l’être humain, depuis sa conception jusqu’à sa mort. Il peut aussi être considéré comme un mouvement, comme les états successifs qui construisent notre quatrième dimension sous les yeux de l’observateur. Parmi ces états, les uns sont rythmiques et réversibles, tels que les pulsations du coeur, les contractions des muscles, les mouvements de l’estomac et ceux de l’intestin, les sécrétions des glandes de l’appareil digestif, la menstruation. Les autres sont progressifs et irréversibles, tels que la perte de l’élasticité de la peau, le blanchissement des cheveux, l’augmentation des globules rouges du sang, la sclérose des tissus et des artères. Les mouvements rythmiques et réversibles s’altèrent également pendant le cours de la vie. Ils subissent, eux aussi, un changement progressif et irréversible. Et en même temps, la constitution des humeurs et des tissus se modifie. C’est ce mouvement complexe qui est le temps physiologique.

L’autre aspect du temps intérieur est le temps psychologique. Notre conscience enregistre, non pas le temps physique, mais son propre mouvement, la série de ses états, sous l’influence des stimulus qui lui viennent du monde extérieur. Comme le dit Bergson, le temps est l’étoffe même de la vie psychologique. La durée mentale n’est pas un instant qui remplace un instant. Elle est le progrès Continu du passé. Grâce à la mémoire, le passé s’amoncelle sur le passé. Il se conserve de lui-même automatiquement. Tout entier, il nous suit à chaque instant. Sans doute, nous ne pensons qu'avec une petite partie de notre passé.

Mais c’est avec notre passé tout entier que nous désirons, voulons, agissons. Nous sommes une histoire. Et la richesse de cette histoire exprime celle de notre vie intérieure plutôt que le nombre des années que nous avons vécu. Nous sentons obscurément que nous ne sommes pas identiques aujourd’hui à ce que nous étions hier. Il nous semble aussi que les jours passent de plus en plus vite. Mais aucun de ces changements n’est assez précis, ni assez constant pour être mesuré. Le mouvement intrinsèque de notre conscience est indéfinissable. En outre, on dirait qu’il n'intéresse pas toutes les fonctions mentales. Certaines d’entre elles ne sont pas modifiées par la durée. Elles ne s’altèrent qu’au moment où le cerveau subit les atteintes de la maladie ou de la sénilité.

Le temps intérieur ne peut pas être convenablement évalué en unités de temps solaire. Nous l’exprimons en jours et en années parce que ces unités sont commodes et applicables à la mesure de tous les événements terrestres. Mais une telle méthode ne nous donne aucune indication sur le rythme des processus intérieurs qui sont le temps intrinsèque de chacun de nous. Il est évident que l’âge chronologique ne correspond pas à l’âge vrai. La puberté ne se produit pas à la même époque chez les différents individus. Il en est de même de la ménopause. L’âge réel est un état organique et fonctionnel. Il doit être mesuré par le rythme des changements de cet état. Et ce rythme varie chez les individus, suivant qu’ils ont une grande longévité, ou au contraire que leurs tissus et leurs organes s’usent de bonne heure. La valeur du temps physique est loin d’être la même pour un Norvégien dont la vie est longue, et pour un Esquimau dont la vie est courte. Pour évaluer l’âge vrai, l’âge physiologique, il faut trouver, soit dans les tissus, soit dans les humeurs, un phénomène qui se développe de façon progressive pendant toute la durée de la vie, et qui soit susceptible d’être mesuré. L’homme est constitué, dans sa quatrième dimension, par une série de formes qui se superposent et se fondent les unes dans les autres. Il est oeuf, embryon, enfant, adolescent, adulte, homme mûr, et vieillard. Ces aspects morphologiques sont l’expression de certains états structuraux, chimiques et psychologiques.

La plupart de ces variations d’état ne sont pas mesurables. Quand elles le sont, elles n’expriment qu’un moment des changements progressifs dont l’ensemble constitue l’individu. La mesure du temps physiologique doit être équivalente à celle de notre quatrième dimension dans toute sa longueur. Le ralentissement progressif de la croissance pendant l’enfance et la jeunesse, les phénomènes de la puberté et de la ménopause, la diminution du métabolisme basal, le blanchiment des cheveux, le flétrissement de la peau, etc. marquent les étapes de la durée. L’activité de croissance des tissus diminue aussi avec l’âge. On peut mesurer cette activité dans des fragments de tissus extirpés du corps et cultivés dans des flacons. Mais elle nous renseigne mal sur l’âge de l’organisme lui-même. Certains tissus, en effet, vieillissent plus vite que les autres. Et chaque organe se modifie à son rythme propre, qui n’est pas celui de l’ensemble.

Il existe, cependant, des phénomènes qui expriment un changement général de l’organisme. Par exemple, le taux de cicatrisation d’une plaie cutanée varie de façon continue en fonction de l’âge du patient. On sait que la marche de la réparation peut être calculée à l’aide de deux équations établies par du Noüy. La première équation fournit un coefficient, nommé indice de cicatrisation, qui dépend de la surface et de l’âge de la plaie. En introduisant cet indice dans une seconde équation, on peut, par deux mesures faites à un intervalle de quelques jours, prédire la marche future de la cicatrisation. Cet indice est d’autant plus grand que la plaie est plus petite, et que l’homme est plus jeune. En se servant de cet indice, du Noüy a établi une constante qui exprime l’activité régénératrice caractéristique d’un âge donné.

Cette constante est égale au produit de l’indice par la racine carrée de la surface de la plaie. La courbe de ses variations montre que la cicatrisation est deux fois plus rapide à vingt ans qu’à quarante ans. A l’aide de ces équations, on peut déduire du taux de la réparation d'une plaie l’âge du patient. C’est par cette méthode que l’âge physiologique a été mesuré pour la première fois. De dix à quarante-cinq ans environ, les résultats sont très clairs. A la fin de l’âge mûr et pendant la vieillesse, les variations de l’indice de cicatrisation deviennent trop faibles pour être significatifs. Comme ce procédé demande la présence d'une plaie, il n’est pas utilisable pour la mesure de l’âge physiologique.

Seul, le plasma sanguin manifeste pendant toute la durée de la vie des phénomènes caractéristiques du vieillissement du corps entier. Il contient, en effet, les sécrétions de tous les organes. Comme il forme avec les tissus un système fermé, ses modifications retentissent nécessairement sur les tissus, et vice versa. Il subit pendant le cours de la vie des changements continus. Ces changements sont décelables à la fois par l’analyse chimique et par des réactions physiologiques. Le plasma, ou le sérum d’un animal qui vieillit, modifie peu à peu son effet sur la croissance de colonies cellulaires. Le rapport de la surface d’une colonie vivant dans du sérum à celui d’une colonie identique vivant dans une solution salée est appelé indice de croissance. Cet indice devient d’autant plus petit que l’animal, auquel appartient le sérum, est plus vieux. Grâce à cette diminution progressive, le rythme du temps physiologique est devenu mesurable. Pendant les premiers jours de la vie, le sérum ne retarde pas davantage la croissance des colonies cellulaires que la solution salée. A ce moment, la valeur de l’indice se rapproche de l’unité. Puis, à mesure que l’animal vieillit, le sérum freine de plus en plus la multiplication cellulaire. Et la valeur de l’indice diminue progressivement. Elle est généralement nulle pendant les dernières années de la vie.

Certes, ce procédé est encore très grossier. Il donne des renseignements assez précis sur la marche du temps physiologique au début de la vie, pendant la période où le vieillissement est très rapide. Mais, au moment de la vieillesse, il n’indique pas suffisamment les changements de l’âge. Néanmoins, il a permis de diviser la vie d’un chien en dix unités de temps physiologique. La durée de cet animal peut être évaluée au moyen de ces unités au lieu d’être mesurée en années. Il est donc possible de comparer le temps physiologique au temps solaire. Et leurs rythmes apparaissent comme très différents.

La courbe qui représente la diminution de la valeur de l’indice en fonction de l’âge chronologique s’abaisse de façon abrupte pendant la première année. Puis son inclinaison diminue de plus en plus pendant la deuxième et la troisième année. Pendant l’âge mûr, elle a une tendance à devenir horizontale. Au cours de la vieillesse, elle est tout à fait horizontale. Cette courbe montre que le vieillissement est beaucoup plus rapide au début de la vie qu'à la fin. La première année contient plus d’unités de temps physiologique que celles qui la suivent. Quand on exprime l'enfance et la vieillesse en années sidérales, l'enfance est très courte et la vieillesse très longue. Au contraire, mesurées en unités de temps physiologique, l'enfance est très longue et la vieillesse très courte.




III

LES CARACTÈRES DU TEMPS PHYSIOLOGIQUE. - SON IRRÉGULARITÉ. - SON IRRÉVERSIBILITÉ.


Nous savons que le temps physiologique est totalement différent du temps physique. Si toutes les horloges accéléraient ou retardaient leur marche, et si la rotation de la terre changeait aussi son rythme, notre durée resterait invariable. Mais elle nous semblerait augmenter ou diminuer. Nous saurions ainsi qu’un changement s’est produit dans le temps solaire. Tandis que nous sommes entraînés par le temps physique, nous nous mouvons aussi au rythme des processus intérieurs qui constituent le temps physiologique. Nous ne sommes pas seulement des grains de poussière flottants à la surface d’un fleuve. Nous sommes aussi des gouttes d’huile qui, emportées par le courant, se répandent à la surface de l’eau avec leur mouvement propre. Le temps physique nous est étranger tandis que le temps intérieur est nous-même.

Notre présent ne tombe pas dans le néant comme le présent d’un pendule. Il s’inscrit à la fois dans la conscience, dans les tissus, et dans le sang. Nous gardons avec nous l’empreinte organique, humorale, et psychologique de tous les événements de notre vie. Nous sommes le résultat d’une histoire, comme la terre de l’Europe qui porte sur elle les champs cultivés, les maisons modernes, les châteaux féodaux, les cathédrales gothiques. Notre personnalité s’enrichit de chaque expérience nouvelle de nos organes, de nos humeurs, et de notre conscience. Chaque pensée, chaque action, chaque maladie a pour nous des conséquences définitives, puisque nous ne nous séparons jamais du passé. Nous pouvons guérir complètement d’une maladie, ou d’une mauvaise action. Mais nous en gardons toujours la trace.

Le temps solaire coule à un rythme uniforme. Il est fait d’intervalles égaux. Sa marche ne se modifie jamais. Le temps physiologique, au contraire, change réellement d’un individu à l’autre. Il est plus lent chez les races où la longévité est grande, plus rapide chez celles où la vie est courte. Il varie aussi chez un même individu suivant les différentes époques de sa vie. Une année contient beaucoup plus d’événements physiologiques et mentaux pendant l’enfance que pendant la vieillesse. Le rythme de ces événements décroît rapidement d’abord, lentement ensuite. Le nombre d’unités de temps physiologiques contenues dans une année solaire devient de plus en plus petit. En somme, le corps est un ensemble de processus organiques qui se meuvent à un rythme très rapide pendant l’enfance, beaucoup moins rapide pendant la jeunesse, et de plus en plus lent pendant l’âge mûr et la vieillesse. C’est au moment où le taux de notre durée devient plus petit que la pensée acquiert la plus haute forme de son activité.

Le temps physiologique est loin d’avoir la précision d’une horloge. Les processus organiques subissent certaines fluctuations. Le rythme de notre durée n’est pas constant. La courbe qui exprime son ralentissement progressif au cours de la vie est irrégulière. Ces irrégularités sont dues aux accidents qui se produisent dans l’enchaînement des processus physiologiques réglant notre temps. A certains moments de la vie, le progrès de l’âge semble s’arrêter. A d’autres, il s’accélère. Il y a aussi des phases où l’esprit se concentre et grandit, d’autres où il se disperse, vieillit, et dégénère. Le temps physiologique et la marche des processus organiques et psychologiques n’ont nullement la régularité du temps solaire. Le rajeunissement apparent est, en général, produit par un événement heureux, par un meilleur équilibre des fonctions physiologiques et psychologiques.

Peut-être les états de bien-être mental et organique sont-ils accompagnés de modifications des humeurs caractéristiques d’un rajeunissement réel. Les soucis, l’ennui, les maladies dégénératives, les infections accélèrent la décadence organique. On peut déterminer chez un chien l’apparence d'un vieillissement rapide en lui injectant du pus stérile. L'animal s’amaigrit, devient triste, fatigué. En même temps, son sang et ses tissus présentent des réactions physiologiques analogues à celles de la vieillesse. Mais ces phénomènes sont réversibles, et le rythme normal se rétablit plus tard. L’aspect d’un vieillard change peu d’une année à l’autre. En l’absence de maladie, le vieillissement est un processus très lent. Quand il devient rapide, on doit soupçonner l’intervention d'autres facteurs que les facteurs physiologiques. Ce sont, en général, des soucis, des chagrins, ou des substances produites par une infection bactérienne, par un organe en voie de dégénération, par un cancer, qui sont responsables de ce phénomène. L’accélération de la sénescence indique toujours la présence d’une lésion organique ou morale dans le corps vieillissant.

Comme le temps physique, le temps physiologique est irréversible. En réalité, il possède la même irréversibilité que les processus fonctionnels dont il est fait. Chez les animaux supérieurs, il ne change jamais de sens. Mais il se suspend de façon partielle chez les mammifères hibernants. Il s’arrête complètement chez les rotifères desséchés. Il s’accélère chez les animaux à sang froid si la température ambiante s’élève. Quand Loeb maintenait des mouches à une température anormalement haute, ces mouches vieillissaient plus rapidement et mouraient plus jeunes. De même, le temps physiologique change de valeur pour un alligator si la température ambiante passe de 20 degrés à 40 degrés. Chez cet animal, l’indice de cicatrisation d’une plaie cutanée devient plus grand quand la température ambiante est haute, et plus petit quand elle est basse. Il n’est pas possible de produire chez l’homme des modifications aussi profondes des tissus en se servant de procédés aussi simples. Pour accélérer ou diminuer le rythme du temps physiologique, il faudrait intervenir dans l’enchaînement des processus fondamentaux. Mais il est impossible de retarder la marche de l’âge, ou de renverser sa direction, sans connaître la nature des mécanismes qui sont le substratum de notre durée.




IV

LE SUBSTRATUM DU TEMPS PHYSIOLOGIQUE. - CHANGEMENTS SUBIS PAR LES CELLULES VIVANTES DANS UN MILIEU LIMITÉ. - LES ALTÉRATIONS PROGRESSIVES DES TISSUS ET DU MILIEU INTÉRIEUR.


La durée physiologique doit son existence et ses caractères à un certain mode d’organisation de la matière animée. Elle fait son apparition dès qu’une portion de l’espace contenant des cellules vivantes s’isole relativement du reste du monde. A tous les niveaux de l’organisation, dans un tissu ou un organe, ou dans le corps d’un homme, le temps physiologique dépend des modifications du milieu produites par la nutrition cellulaire, et des changements subis par les cellules sous l’influence de ces modifications du milieu. Il commence à se manifester dans une colonie de cellules dès que les déchets de leur nutrition demeurent autour d’elles et altèrent le milieu local. Le système le plus simple où le phénomène du vieillissement soit observable se compose d’un groupe de cellules des tissus cultivées dans un faible volume de milieu nutritif. Dans un tel système, le milieu se modifie progressivement sous l’influence des produits de la nutrition, et à son tour modifie les cellules. Alors apparaissent la vieillesse et la mort. Le rythme du temps physiologique dépend du mode de relations des tissus et de leur milieu. Il varie suivant le volume, l’activité métabolique et la nature de la colonie cellulaire, et suivant la quantité et la composition chimique des milieux liquide et gazeux. La technique employée dans la préparation d’une culture détermine les caractères de la durée de cette culture.

Un fragment de coeur, par exemple, n’a pas la même destinée s’ils se nourrit d’une seule goutte de plasma dans l’atmosphère limitée d’une lame creuse, ou s’il est immergé dans un flacon contenant une large quantité de liquides nutritifs et d’air. C’est la rapidité de l’accumulation des produits de la nutrition dans le milieu et leur nature, qui déterminent les caractères du temps physiologique. Si la composition du milieu est maintenue constante, les colonies cellulaires restent indéfiniment dans le même état d’activité. Elles enregistrent le temps par des modifications quantitatives et non qualitatives. Si on veille à ce que leur volume n’augmente pas, elles ne vieillissent jamais. Les colonies provenant d’un fragment de coeur extirpé à un embryon de poulet au mois de janvier 1912 s’accroissent aussi activement aujourd’hui qu’il y a vingt-trois ans. En fait, elles sont immortelles.

Dans le corps, les relations des tissus et de leur milieu sont incomparablement plus complexes que dans le système artificiel représenté par une culture de tissus. Bien que la lymphe et le sang, qui constituent le milieu intérieur, soient continuellement modifiés par les déchets de la nutrition cellulaire, leur composition est maintenue constante par les poumons, les reins, le foie, etc. Malgré ces mécanismes régulateurs, des changements très lents se produisent dans l’état des humeurs et des tissus. Ils sont révélés par les modifications de l’indice de croissance du plasma et de la constante qui exprime l’activité régénératrice de la peau.

Ils répondent à des états successifs de la constitution chimique des humeurs. Dans le sérum sanguin, les protéines deviennent, plus abondantes et leurs caractères se modifient. Ce sont surtout les graisses qui donnent au sérum la propriété d’agir sur certaines cellules en diminuant la rapidité de leur multiplication. Ces graisses augmentent de quantité et changent de nature pendant le cours de la vie. Les modifications des graisses et des protéines ne sont pas le résultat d’une accumulation progressive, d’une sorte de rétention de ces substances dans le milieu intérieur. Si après avoir enlevé à un chien la plus grande partie de son sang, on sépare le plasma des globules, et si on le remplace par une solution salée, il est facile de réinjecter à l’animal ses globules sanguins ainsi débarrassés des protéines et des matières grasses. On observe alors que ces substances sont régénérées par les tissus en moins de deux semaines. L’état du plasma est donc dû, non pas à une accumulation de substances nuisibles, mais à un certain état des tissus. Et cet état est spécifique de chaque âge. Si le sérum est enlevé à plusieurs reprises, il se reproduit chaque fois avec les caractères correspondant à l’âge de l’animal. L’état du sang, pendant la vieillesse, est donc déterminé par des substances dont les organes sont un réservoir en apparence inépuisable.

Les tissus se modifient peu à peu pendant le cours de la vie. Ils perdent beaucoup d’eau. Ils s’encombrent d’éléments non vivants, de fibres conjonctives, qui ne sont ni élastiques ni extensibles, et rendent les organes plus rigides. Les artères deviennent dures. La circulation est moins active. Enfin des modifications profondes se produisent dans la structure des glandes. Les tissus nobles perdent peu à peu leur activité. Leur régénération se fait plus lentement, et même pas du tout. Mais ces changements se produisent plus ou moins vite suivant les organes. Sans que nous en sachions exactement la raison, certains organes vieillissent plus rapidement que les autres.

Cette vieillesse locale frappe tantôt les artères, tantôt le coeur, tantôt la cerveau, tantôt le rein, etc. La sénilité prématurée d’un système tissulaire peut amener la mort d’un individu encore jeune. La longévité est d’autant plus grande que les éléments du corps vieillissent d'une façon plus uniforme. Si les muscles restent actifs quand le coeur et les vaisseaux sont déjà usés, ils deviennent un danger pour l’individu. Des organes anormalement vigoureux dans un corps vieux sont presque aussi nuisibles que des organes prématurément séniles dans un corps jeune. Qu’il s’agisse des glandes sexuelles, de l’appareil digestif ou des muscles, le vieillard supporte mal le fonctionnement relativement exagéré d’un système anatomique. La valeur du temps n’est pas la même pour tous les tissus. L’hétérochronisme des organes abrège la durée de la vie. Si un travail exagéré est imposé à quelque partie du corps, même chez les individus dont les tissus sont isochroniques, le vieillissement s’accélère aussi. Tout organe qui est soumis à une trop grande activité, à des influences toxiques, à des stimulations anormales, s’use plus vite que les autres.

Nous savons que le temps physiologique, de même que le temps physique, n’est pas une entité. Le temps physique dépend de la constitution des horloges et de celle du système solaire. Le temps physiologique, de celle des tissus et des humeurs de notre corps et de leurs rapports réciproques. Les caractères de la durée sont ceux des processus structuraux et fonctionnels qui sont spécifiques d’un certain type d’organisation. Notre longévité est déterminée, sans doute, par les mécanismes qui nous rendent indépendants du milieu cosmique et nous donnent notre mobilité spatiale. Par la petitesse du volume du sang comparé à celui des organes. Par l’activité des appareils qui épurent le milieu intérieur, c’est-à-dire, du coeur, du poumon et des reins. Cependant, ces appareils n’arrivent pas à empêcher des modifications progressives des humeurs et des tissus. Peut-être les tissus ne sont-ils pas suffisamment débarrassés par la circulation sanguine de leurs déchets. Peut-être leur nutrition est-elle insuffisante. Si le volume du milieu intérieur était plus considérable, l’élimination des produits de la nutrition plus complète, il est permis de croire que la vie humaine serait plus longue. Mais notre corps serait beaucoup plus grand, plus mou, moins compact. Il ressemblerait peut-être aux gigantesques animaux préhistoriques. Il n’aurait certainement pas l’agilité, la rapidité et l’adresse que nous possédons aujourd'hui.

Le temps psychologique n’est aussi qu'un aspect de nous-mêmes. Sa nature nous est inconnue, comme celle de la mémoire. C’est la mémoire qui nous donne le sentiment du passage du temps. Cependant, la durée psychologique est faite d’autres éléments. Certes, notre personnalité est construite avec nos souvenirs. Mais elle vient aussi de l’empreinte sur tous nos organes des événements physiques, chimiques, physiologiques et psychologiques de notre vie. Si nous nous recueillons en nous-mêmes, nous sentons vaguement le passage de notre durée. Nous sommes capables d’évaluer cette durée, de façon grossièrement approximative, en termes de temps physique. Nous avons le sentiment du temps, de la même façon peut-être que les éléments musculaires ou nerveux. Les différents groupes cellulaires enregistrent chacun à leur manière le temps physique. La valeur du temps pour les cellules des nerfs et des muscles s’exprime, comme on le sait, en unités appelées chronaxies.

L’influx nerveux se propage entre les éléments qui ont la même chronaxie. L’isochronisme ou l’hétérochronisme des cellules joue un rôle capital dans leurs fonctions. Peut-être cette appréciation du temps par les tissus parvient-elle jusqu’au seuil de la conscience. Ce serait à elle que nous devrions l’impression indéfinissable d’une chose qui coule silencieusement au fond de nous, et à la surface de laquelle flottent nos états de conscience comme les taches de lumière d’un projecteur électrique sur l’eau d’un fleuve obscur. Nous savons que nous changeons, que nous ne sommes pas identiques à ce que nous étions autrefois, et cependant que nous sommes le même être. La distance à laquelle nous nous sentons aujourd’hui du petit enfant, qui jadis était nous-même, est précisément cette dimension de notre organisme et de notre conscience que nous assimilons à une dimension spatiale. De cette forme du temps intérieur, nous ne savons rien, si ce n’est qu’elle est à la fois dépendante et indépendante du rythme de la vie organique, et qu’elle se meut de plus en plus vite à mesure que nous vieillissons.





V

LA LONGÉVITÉ. - IL EST POSSIBLE D’AUGMENTER LA DURÉE DE LA VIE. - EST-IL DÉSIRABLE DE LE FAIRE ?


Le plus grand désir des hommes est la jeunesse éternelle. Depuis Merlin jusqu'à Cagliostro, Brown-Séquard, et Voronoff, charlatans et savants ont poursuivi le même rêve et souffert la même défaite. Personne n’a découvert le suprême secret. Cependant, nous en avons un besoin de plus en plus impérieux. La civilisation scientifique nous a fermé le monde de l’âme. Il nous reste seulement celui de la matière. Nous devons donc conserver intacte la vigueur de notre corps et de notre intelligence. Seule la force de la jeunesse permet la pleine satisfaction des appétits et la conquête du monde extérieur. Elle est indispensable à celui qui veut vivre heureux dans la société moderne. Nous avons, dans une certaine mesure, réalisé le rêve ancestral. Nous conservons plus longtemps l’activité de la jeunesse. Mais nous n’avons pas réussi à augmenter la longueur de notre vie. Un homme de quarante-cinq ans n’a pas plus de chances d’atteindre l’âge de quatre-vingts ans. Aujourd’hui qu’au siècle dernier. Il est probable même que la longévité diminue, bien que la durée moyenne de la vie soit plus grande.

Cette impuissance de l’hygiène et de la médecine est un fait étrange. Ni les progrès réalisés dans le chauffage, l’aération et l’éclairage des maisons, ni l’hygiène alimentaire, ni les salles de bain, ni les sports, ni les examens médicaux périodiques, ni la multiplication des spécialistes n’ont pu ajouter un jour à la durée maximum de l’existence humaine. Devons-nous supposer que les hygiénistes et les chimistes physiologistes se sont trompés dans l’organisation de la vie de l’individu, comme les politiciens, les économistes et les financiers dans celle de la vie de la nation? Il se peut, après tout, que le confort moderne et le genre de vie adopté par les habitants de la Cité nouvelle violent certaines lois naturelles. Cependant, un changement marqué s’est produit dans l’aspect des hommes et des femmes.

Grâce à l’hygiène, à l’habitude des sports, à certaines restrictions alimentaires, aux salons de beauté, à l’activité superficielle engendrée par le téléphone et l’automobile, chacun garde un aspect plus alerte et plus vif. A cinquante ans, les femmes sont encore jeunes. Mais le progrès moderne nous a donné en même temps que de l’or beaucoup de fausse monnaie. Quand les visages relevés et tendus par le chirurgien s’effondrent, quand les massages ne suffisent plus à réprimer l’envahissement de la graisse, celles qui ont gardé si longtemps l’apparence de la jeunesse deviennent pires qu’étaient, au même âge, leurs grand’mères. Les pseudo jeunes hommes, qui jouent au tennis et dansent comme à vingt ans, qui se débarrassent de leur vieille femme pour épouser une jeune, sont exposés au ramollissement cérébral, aux maladies du coeur et des reins. Parfois aussi, ils meurent brusquement dans leur lit, dans leur bureau, sur le champ de golf, à un âge où leurs ancêtres conduisaient encore la charrue, ou dirigeaient d’une main ferme leurs affaires. Nous ne connaissons pas la cause de cette faillite de la vie moderne. Sans doute, les hygiénistes et les médecins n’y ont qu’un faible part de responsabilité. Ce sont probablement les excès de tous genres, le manque de sécurité économique, la multiplicité des occupations, l’absence de discipline morale, les soucis, qui déterminent l’usure anticipée des individus.

Seule l’analyse des mécanismes de la durée physiologique pourrait conduire à la solution du problème de la longévité. Actuellement, elle n’est pas assez complète pour être utilisable. Nous devons donc chercher d’une façon purement empirique si la vie humaine est susceptible d’être augmentée. La présence de quelques centenaires dans chaque pays est une preuve de l’étendue de nos potentialités temporelles. D’autre part, on n’a tiré jusqu’à présent aucun renseignement utile de l’observation de ces centenaires. Il est évident, cependant, que la longévité est héréditaire et qu’elle dépend aussi des conditions du développement. Quand les descendants de familles où la vie est longue viennent habiter les grandes villes, ils perdent en une ou deux générations la capacité de vivre vieux.

Seule, l’étude d’animaux de race pure et de constitution héréditaire bien connue, peut nous indiquer dans quelle mesure le milieu influe sur la longévité. Dans certaines races de souris, croisées entre frères et soeurs pendant beaucoup de générations, la durée de la vie varie peu d’un individu à l’autre. Mais si on modifie certaines conditions du milieu, par exemple l’habitat, en plaçant les animaux en demi-liberté au lieu de les garder dans des cages, en leur permettant de creuser des terriers et de revenir à des conditions d'existence plus primitives, elle devient plus courte. Ce phénomène est dû surtout aux batailles incessantes que se livrent les animaux. Si, sans changer l’habitat, on supprime certains éléments de l’alimentation, la longévité également diminue. Au contraire, elle augmente de façon marquée, quand au lieu de modifier l’habitat, la qualité et la quantité de la nourriture, on soumet, pendant plusieurs générations, les animaux à deux jours de jeûne par semaine. Il devient évident que ces simples changements sont susceptibles de modifier la durée de la vie. Nous devons donc conclure que la longévité des êtres humains pourrait être augmentée par l’emploi de procédés analogues.

Il ne faut pas céder à la tentation de nous servir aveuglément dans ce but des moyens que l’hygiène moderne met à notre disposition. La longévité n’est désirable que si elle prolonge la jeunesse, et non pas la vieillesse. Mais, en fait, la durée de la vieillesse s’accroît davantage que celle de la jeunesse. Pendant la période où l’individu devient incapable de subvenir à ses besoins, il est une charge pour les autres. Si tout le monde vivait jusqu’à quatre-vingt-dix ans, le poids de cette foule de vieillards serait intolérable pour le reste de la population. Avant de rendre plus longue la vie des hommes, il faut trouver le moyen de conserver jusqu’à la fin leurs activités organiques et mentales. Avant tout, nous ne devons pas augmenter le nombre des malades, des paralytiques, des faibles, des déments. Et même, si on pouvait prolonger la santé jusqu’à la veille de la mort, il ne serait pas sage de donner à tous une grande longévité. Nous savons déjà quels sont les inconvénients de l’accroissement du nombre des individus, quand aucune attention n’est donnée à leur qualité. Pourquoi augmenter la durée de la vie de gens qui sont malheureux, égoïstes, stupides, et inutiles? C’est la qualité des êtres humains qui importe, et non leur quantité. Il ne faut donc pas chercher à accroître le nombre des centenaires avant d’avoir découvert le moyen de prévenir la dégénérescence intellectuelle et morale, et les lentes maladies de la vieillesse.




VI

LE RAJEUNISSEMENT ARTIFICIEL. - LES TENTATIVES DE RAJEUNISSEMENT. - LE RAJEUNISSEMENT EST-IL POSSIBLE ?


Il serait plus utile de trouver une méthode pour rajeunir les individus dont les qualités physiologiques et mentales justifieraient une pareille mesure. On peut concevoir le rajeunissement comme une réversion totale du temps intérieur. Le sujet serait ramené par une opération à une période antérieure de sa vie. On l’amputerait d’une certaine partie de sa quatrième dimension. Au point de vue pratique, il faut envisager le rajeunissement dans un sens plus restreint, le considérer comme une réversion partielle de la durée physiologique. La direction du temps psychologique ne serait pas changée. La mémoire persisterait. Seul, le corps serait rajeuni. Le sujet pourrait, à l’aide d’organes rendus de nouveau vigoureux, utiliser l’expérience d’une longue vie. Dans les tentatives faites par Steinach, Voronoff, et d’autres, on a donné le nom de rajeunissement à une amélioration de l’état général, à un sentiment de force et d’élasticité, à un réveil des fonctions génésiques, etc.

Mais l’aspect meilleur présenté par un vieillard après le traitement n’indique pas qu’il a été rajeuni. Seule, l’étude de la constitution chimique du sérum, et de ses réactions fonctionnelles, peut déceler un changement de l’âge physiologique. Une augmentation permanente de l’indice de croissance du sérum prouverait la réalité du résultat obtenu. En somme, le rajeunissement est équivalent à certaines modifications physiologiques et chimiques mesurables dans le plasma sanguin. Cependant, l’absence de ces signes ne signifie pas nécessairement que l’âge du sujet n’a pas été diminué. Nos techniques sont encore grossières. Elles ne peuvent pas déceler chez un vieillard une réversion du temps physiologique correspondant à moins de plusieurs années. Si un vieux chien était rajeuni d’un an seulement, nous ne trouverions pas dans ses humeurs la preuve de ce résultat.

On rencontre, parmi les anciennes croyances médicales, celle de la vertu du sang jeune, de son pouvoir de communiquer la jeunesse à un corps vieux et fatigué. Le pape Innocent VIII se fit transfuser le sang de trois jeunes gens. Mais après cette opération il mourut. Il est plausible que la mort fut causée par la technique même de la transfusion. L’idée mérite peut-être d’être reprise. Il semble probable que l’introduction de sang jeune dans l’organisme d’un vieillard produirait des modifications favorables. Il est étrange que cette opération n’ait pas été tentée de nouveau. Cet oubli est dû, sans doute, à ce que la médecine est dirigée par la mode. Aujourd’hui, ce sont les glandes endocrines qui ont acquis la confiance des médecins. Après s’être injecté à lui-même un extrait frais de testicule, Brown-Séquard se crut rajeuni.

Cette découverte eut un grand retentissement. Brown-Séquard, cependant, mourut peu de temps après. Mais la croyance au testicule, comme agent du rajeunissement, survécut. Steinach essaya de démontrer que la stimulation de cette glande par la ligature de son canal déférent détermine sa réactivation. Il pratiqua cette opération sur de nombreux vieillards. Les résultats furent douteux. L’idée de Brown-Séquard fut reprise et étendue par Voronoff. Celui-ci, au lieu d’injecter simplement un extrait testiculaire, greffa à des vieillards, ou à des hommes prématurément vieillis, des testicules de chimpanzés. Il est incontestable que l’opération fut suivie parfois d’une amélioration de l’état général et des fonctions sexuelles du patient. Certes, un testicule de chimpanzé ne peut pas vivre longtemps sur l’homme. Mais pendant qu’il dégénère, il libère peut-être dans la circulation, des substances qui stimulent les glandes sexuelles et les autres glandes endocrines du patient. De telles opérations ne donnent aucun résultat durable. La vieillesse, nous le savons, n’est pas due à l’arrêt du fonctionnement d’une seule glande, mais à certaines modifications de tous les tissus, et des humeurs. La perte de l’activité des glandes sexuelles n’est pas la cause de la vieillesse, mais une de ses conséquences. Il est probable que ni Steinach ni Voronoff n’ont jamais observé de véritable rajeunissement. Mais leur insuccès ne signifie nullement que le rajeunissement soit impossible à obtenir.

Il est plausible que la réversion partielle du temps physiologique devienne réalisable. On sait que notre durée est faite de certains processus structuraux et fonctionnels. L’âge vrai dépend d’un mouvement progressif des tissus et des humeurs. Tissus et humeurs sont solidaires les uns des autres. Si on remplaçait les glandes et le sang d’un vieillard par les glandes d’un enfant mort-né et le sang d’un jeune homme, le vieillard peut-être rajeunirait. Mais il faudra surmonter beaucoup de difficultés techniques avant qu’une telle opération soit possible. Nous ne savons pas encore comment choisir des organes appropriés à un individu donné. Il n’y a pas de procédé qui permette de rendre les tissus transplantés capables de s’adapter de façon définitive à leur hôte. Mais les progrès de la science sont rapides. Grâce aux techniques qui existent déjà, et à celles qui sont découvrables, nous pourrons continuer la recherche du grand secret.

L’humanité ne se lassera jamais de poursuivre l’immortalité. Elle ne l’atteindra pas, car elle est liée par les lois de sa constitution organique. Sans doute, elle parviendra à retarder, peut-être même à renverser pendant quelque temps, la marche inexorable du temps physiologique. Jamais elle ne vaincra la mort. Car la mort est le prix que nous devons payer pour notre cerveau et notre personnalité. A mesure que progressera la connaissance de l’hygiène du corps et de l’âme, nous apprendrons que la vieillesse sans la maladie n’est pas redoutable. C’est à la maladie, et non à la vieillesse, que sont dus la plupart de nos malheurs.



VII

CONCEPT OPÉRATIONNEL DU TEMPS INTÉRIEUR. - LA VALEUR RÉELLE DU TEMPS PHYSIQUE PENDANT L’ENFANCE ET PENDANT LA VIEILLESSE.



La valeur humaine du temps physique dépend naturellement de la nature du temps intérieur, dont il est la mesure. Nous savons que notre durée est un flux de changements irréversibles des tissus et des humeurs. Elle peut être estimée approximativement en unités de temps physiologique, chaque unité étant équivalente à une certaine modification fonctionnelle du sérum sanguin. Ses caractères viennent de la structure de l’organisme et des processus physiologiques liés à cette structure. Ils sont spécifiques de chaque espèce, de chaque individu, et de l’âge de chaque individu. Nous plaçons généralement cette durée dans le cadre du temps des horloges, puisque nous faisons partie du monde physique. Les divisions naturelles de notre vie sont comptées en jours et en années.

L’enfance et l’adolescence durent environ dix-huit ans. La maturité et la vieillesse, cinquante ou soixante ans. L’homme passe par une brève période de développement, et une longue période d’achèvement et de déclin. Mais nous pouvons, au contraire, comparer le temps physique au temps physiologique, et traduire le temps d’une horloge en termes de temps humain. Alors, un phénomène étrange se produit. Le temps physique perd la constance de sa valeur. Les minutes, les heures et les années deviennent, en réalité, différentes pour chaque individu et pour chaque période de la vie d’un individu. Une année est plus longue pendant l’enfance, beaucoup plus courte pendant la vieillesse. Elle a une autre valeur pour un enfant que pour ses parents. Elle est beaucoup plus précieuse pour lui que pour eux, parce qu’elle contient davantage d’unités de son temps propre.

Nous sentons plus ou moins clairement ces changements dans la valeur du temps physique qui se produisent au cours de notre vie. Les jours de notre enfance nous paraissaient très lents. Ceux de notre maturité sont d’une rapidité déconcertante. Ce sentiment vient peut-être de ce que, inconsciemment, nous plaçons le temps physique dans le cadre de notre durée. Et naturellement, le temps physique nous semble varier en raison inverse de cette durée. Le temps physique glisse à une vitesse uniforme, tandis que notre vitesse propre diminue sans cesse. Il est comme un grand fleuve qui coule dans la plaine. A l’aube de sa journée, l’homme marche allégrement le long de la rive. Et les eaux lui semblent paresseuses. Mais elles accélèrent peu à peu leur cours. Vers midi, elles ne se laissent plus dépasser par l’homme. Quand la nuit approche, elles augmentent encore leur vitesse. Et l’homme s’arrête pour toujours, tandis que le fleuve continue inexorablement sa route. En réalité, le fleuve n’a jamais changé sa vitesse. Mais la rapidité de notre marche diminue. Peut-être la lenteur apparente du début de la vie et la brièveté de la fin, sont-elles dues à ce qu’une année représente, comme on le sait, pour l’enfant et pour le vieillard des proportions différentes de leur vie passée. Il est plus probable, cependant, que nous percevons obscurément la marche sans cesse ralentie de notre temps intérieur, c’est-à-dire, de nos processus physiologiques. Chacun de nous est l’homme qui court le long de la rive, et s’étonne de voir s’accélérer le passage des eaux.

C’est le temps de la première enfance qui naturellement est le plus riche. Il doit être utilisé de toutes les façons imaginables pour l’éducation. La perte de ces moments est irréparable. Au lieu de laisser en friche les premières années de la vie, il faut les cultiver avec le soin le plus minutieux. Et cette culture demande une profonde connaissance de la physiologie et de la psychologie, que les éducateurs modernes n’ont pas encore eu la possibilité d’acquérir. Les années de la maturité et de la vieillesse n’ont qu’une faible valeur physiologique. Elles sont presque vides de changements organiques et mentaux. Aussi, elles doivent être remplies d’une activité artificielle. Il ne faut pas que l’homme vieillissant cesse de travailler, se retire. L’inaction diminue davantage le contenu de son temps. Le loisir est plus dangereux encore pour les vieux que pour les jeunes. A ceux dont les forces déclinent, nous devons donner un travail approprié. Mais non le repos. Il ne faut pas non plus stimuler à ce moment les processus fonctionnels. Il vaut mieux suppléer à leur lenteur par une augmentation de l’activité psychologique. Si les jours sont remplis d’événements mentaux et spirituels, la rapidité de leur glissement diminue. Ils peuvent même reprendre la plénitude de ceux de la jeunesse.




VIII

L’UTILISATION DU CONCEPT DU TEMPS INTÉRIEUR. - LA DURÉE DE L’HOMME ET CELLE DE LA CIVILISATION. L’ÂGE PHYSIOLOGIQUE ET L’INDIVIDU.


La durée fait partie de l’homme. Elle est liée à lui ainsi que la forme l’est au marbre de la statue. Comme nous sommes la mesure de toutes choses, nous rapportons à notre durée celle des événements de notre monde. Nous nous servons d’elle comme d’unité dans l’évaluation de l’ancienneté de notre planète, de la race humaine, de notre civilisation. C’est la longueur de notre propre vie qui nous fait juger courtes ou longues nos entreprises. Nous nous servons à tort de la même échelle temporelle pour apprécier la durée d’un individu et celle d’une nation. Nous avons pris l’habitude de considérer les problèmes sociaux de la même façon que les individuels. Nos observations et nos expériences sont donc trop courtes. Elles n’ont, pour ce motif, que peu de signification. Il faut souvent un siècle pour qu’un changement dans les conditions matérielles et morales de l’existence humaine donne des caractères nouveaux à une nation.

Aujourd’hui, l’étude des grands problèmes économiques, sociaux et raciaux repose sur des individus. Elle est interrompue quand ces individus meurent. De même, les institutions scientifiques et politiques sont conçues en termes de durée individuelle. Seule, l’Église de Rome a compris que la marche de l’humanité est très lente, que le passage d’une génération n’est, dans l’histoire du monde civilisé, qu’un événement insignifiant. Quand on envisage les questions qui intéressent l’avenir des grandes races, la durée de l’individu est une unité défectueuse de mesure temporelle. L’avènement de la civilisation scientifique rend indispensable une remise au point de toutes les questions fondamentales. Nous assistons à notre faillite morale, intellectuelle et sociale. Nous n’en saisissons qu’incomplètement les causes. Nous avons nourri l’illusion que les démocraties pouvaient survivre grâce aux efforts courts et aveugles des ignorants. Nous voyons qu’il n'en est rien. La conduite des nations par des hommes, qui évaluent le temps en fonction de leur propre durée, mène, comme nous le savons, à un immense désarroi et à la banqueroute. Il est indispensable de préparer les événements futurs, de former les jeunes générations pour la vie de demain, d’étendre notre horizon temporel au delà de nous-mêmes.

Au contraire, dans l’organisation des groupes sociaux transitoires, tels qu’une classe d’enfants, ou une équipe d’ouvriers, il faut tenir compte du temps physiologique. Les membres de chaque groupe doivent nécessairement fonctionner an même rythme. Les enfants d’une même classe sont obligés d’avoir une activité intellectuelle à peu près semblable. Les hommes qui travaillent dans les usines, les banques, les magasins, les universités, etc., ont tous une certaine tâche à accomplir dans un certain temps. Ceux dont l’âge ou la maladie ont fait décliner les forces gênent la marche de l’ensemble. Jusqu’à présent, c’est l’âge chronologique qui détermine la classification des enfants, des adultes et des vieillards. On place dans la même classe les enfants du même âge. Le moment de la retraite est aussi fixé par l’âge du travailleur. Nous savons cependant que l’état réel d’un individu ne correspond pas exactement à son âge chronologique. Pour certains travaux il faudrait grouper les êtres humains par âge physiologique. Dans quelques écoles, on a choisi la puberté comme moyen de classifier les enfants. Mais il n’existe pas encore de procédé permettant de mesurer le taux du déclin physiologique et mental, et de savoir à quel moment un homme vieillissant doit se retirer. Cependant, l’état d’un aviateur peut être déterminé exactement par certains tests. C’est leur âge physiologique et non leur âge chronologique qui indique la date de la retraite des pilotes de ligne.

La notion du temps physiologique explique comment nous sommes isolés les uns des autres dans des mondes distincts. Il est impossible pour les enfants de comprendre leurs parents, et encore moins leurs grands-parents. Considérés à un même moment, les individus appartenant à quatre générations successives sont profondément hétérochroniques. Un vieillard et son arrière-petit-fils sont des êtres totalement différents, absolument étrangers l’un à l’autre. L’influence morale d’une génération sur la suivante paraît d’autant plus grande que leur distance temporelle est plus petite. Il faudrait que les femmes deviennent mères pendant leur première jeunesse. Ainsi elles ne seraient pas séparées de leurs enfants par un intervalle temporel si grand que l’amour même ne peut le combler.




IX

LE RYTHME DU TEMPS PHYSIOLOGIQUE ET LA MODIFICATION ARTIFICIELLE DES ÊTRES HUMAINS.


La connaissance du temps physiologique nous donne le moyen de diriger convenablement notre action sur les êtres humains. Elle nous indique à quel moment de la vie, et par quels procédés cette action peut être efficace. Nous savons que l’organisme est un monde fermé. Ses frontières externe et interne, la peau, et les muqueuses respiratoires et digestives, s’ouvrent cependant à certaines influences. Ce monde fermé est modifiable parce qu’il est une chose en mouvement, une superposition de modèles successifs dans le cadre de notre identité. Et il est sans cesse modifié par les agents physiques, chimiques et psychologiques qui réussissent à s’y introduire. Notre dimension temporelle se construit surtout pendant l’enfance, à l’époque où les processus fonctionnels sont les plus actifs. C’est à ce moment qu’il faut aider la formation physiologique et mentale. Quand les événements organiques s’accumulent en grand nombre dans chaque journée, leur masse plastique peut recevoir la forme qu’il est désirable de donner à l’individu. L’éducation physiologique, intellectuelle et morale doit tenir compte de la nature de notre durée, de la structure de notre dimension temporelle.

L’être humain est comparable à un liquide visqueux qui coulerait à la fois dans l’espace et dans le temps. Il ne change pas instantanément sa direction. Quand on veut agir sur lui, il faut songer à la lenteur de son mouvement propre. Nous ne devons pas modifier brutalement sa forme, comme on corrige à coups de marteau les défauts d’une statue de marbre. Seules, les opérations chirurgicales produisent des changements soudains qui sont favorables. Et encore l’organisme cicatrise-t-il lentement l’oeuvre brutale du couteau. Aucune amélioration profonde du corps ne s’obtient de façon rapide. Notre action doit s’insinuer dans les processus physiologiques, qui sont le substratum de la durée, en suivant leur propre rythme. Ce rythme de l’utilisation par l’organisme des agents physiques, chimiques, et psychologiques est lent.

Il ne sert à rien d’administrer à un enfant, une seule fois, une grande quantité d’huile de foie de morue. Mais une petite quantité de ce remède, donnée chaque jour pendant plusieurs mois, modifie les dimensions et la forme du squelette. Les facteurs mentaux n’agissent également que d’une façon progressive. Nos interventions dans la construction de la personnalité structurale et psychologique n’ont leur plein effet que si elles se conforment aux lois de notre développement. L’enfant ressemble à un ruisseau qui suit toutes les modifications de son lit. Le ruisseau garde son identité dans la diversité de sa forme. Il peut devenir lac ou torrent. La personnalité persiste dans le flux de la matière. Mais elle grandit ou diminue, suivant les influences qu’elle subit.

Notre croissance ne se fait qu’au prix d’un émondage constant de nous-mêmes. Nous possédons, au début de la vie, de vastes possibilités. Nous ne sommes limités dans notre développement que par les frontières extensibles de nos prédispositions ancestrales. Mais à chaque instant, il nous faut faire un choix. Et chaque choix plonge dans le néant plusieurs de nos virtualités. La nécessité de choisir une seule route, parmi celles qui se présentent à nous, nous prive de voir les pays auxquels les autres routes nous auraient conduit. Dans notre enfance, nous portons en nous de nombreux êtres virtuels, qui meurent un à un.

Chaque vieillard est entouré du cortège de ceux qu’il aurait pu être, de toutes ses potentialités avortées. Nous sommes à la fois un fluide qui se solidifie, un trésor qui s’appauvrit, une histoire qui s’écrit, une personnalité qui se crée. Notre ascension, ou notre descente, dépendent de facteurs physiques, chimiques et physiologiques, de virus et de bactéries, de l’influence psychologique du milieu social, et enfin de notre volonté. Nous sommes construits à la fois par notre milieu et par nous-mêmes. Et la durée est la substance même de notre vie organique et mentale, car elle signifie « invention, création de formes, élaboration continuelle de l’absolument nouveau ».

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